mercredi 18 mai 2016

Sagra

C'est au sud du Pays Valencien, au nord d'Alicante que je pose mes valises et continue ma quête vers le passé. C'est depuis ce village qu'une cinquantaine de personnes sur trois générations ont débarqués un jour en Algérie pour être cultivateurs, mécaniciens, peigneurs de crin végétal, ouvrier dans les manufactures de tabacs et puis émigrer une nouvelle fois vers le nord, vers la France. Et puis comme une quatrième génération je viens de France, du nord pour m'imprégner de l'histoire et avoir le sentiment de boucler une boucle, une boucle géographique, une boucle humaine.
Mon arbre généalogique trop précieux est donc roulé dans la poche de mon jean, il sera mon laisser-passer, ma seule lettre de noblesse dans ce village d'arboriculteurs, mais ne laissera pas la place à la minutie, la gentillesse, la discretion que je devrai observer pour entrer dans la confiance nécessaire à ma démarche.
Comme toujours dans ces villages il faut commencer par le bar... Évidement ils lisent un arbre généalogique à l'envers mais ils savent frapper à la bonne porte. Ils connaissent la moitié du village et le curé l'autre moitié. Je leur dis que je cherche des "Moll". Ils ne connaissent pas ce nom là. L'équation est forcément fausse. Les archives, les livrets de famille, le nom des rues me donnent raison, j'en suis certain. Sagra est le berceau de la famille de mon grand-père c'est écrit partout. Ils se regardent s'auto-interrogent rien... Mon arbre en main je le présente à celui qui mène la danse.  Il lit Moll mais tout fort prononce [Moyl]. Les autres reprennent et tous m'assènent de [Moyl] dans les oreilles comme si c'était La prononciation unique et évidente. J'acquiesce et au fond de moi c'est une première surprise et de taille ! Mon grand père savait-il prononcer son nom comme ça?
Mon café englouti le taulier m'emmène chez la Ribes qui parle français, mais sur le chemin on rencontre Juan qui nous dit que c'est pas la Ribes qu'il faut voir mais Jacqueline. Le cafetier me laisse avec Juan qui m'emmène chez Jacqueline, française... Née à Alger comme ma famille, Pied Noir, fière, exubérante.
Elle nous ouvre vêtue d'une robe de chambre et nous demande de nous installer dans le patio, elle montre peu de surprise à ma demande comme si c'était normal qu'un français vienne faire des recherches, comme si je n'étais pas le premier.


 
Jacqueline a 75 ans mais d'une vivacité d'esprit étonnante. Elle parle fort, elle parle d'elle et me raconte qu'elle est venue vivre ici depuis la France, dans la maison de sa mère. Après lui avoir présenté le but de la visite je n'ai besoin de rien demander, elle prévoit tout, elle fera venir la plus vieille du village, elle passera quelques coups de fil et me demandera de lui envoyer les fiches dont j'ai besoin de connaître les dates. Qu'ici de toutes façon le curé ne me donnera rien. Tout à coup Jean Claude un autre français sonne, chaînes gourmettes et bagues en tous genres il monopolisera la parole sur sa famille italienne. Il est venu chercher du pain il repartira avec de l'Harissa pour le couscous du soir. Un sketch commence entre Jacqueline et Jean Claude pour savoir où trouver du pain un dimanche. J'assiste à un véritable spectacle digne de ce que j'admire dans cette culture.  Exit notre Jean Claude et son harissa.  Jacqueline continue, elle me raconte sa vie et quant à la famille, la mienne, elle bloque sur une branche qu'elle est certaine d'avoir connue. J'en suis encore à ce jour à tout vérifier.  
Du coq à l'âne, des Moll aux Kohler, elle repart sur son histoire. 
Un jour à Dénia, grande ville sur la côte, elle entendra deux femmes pied noirs parler en français et par recoupement comprendra que l'ex mari de son interlocutrice n'était autre que son petit ami en Algérie. Elle organise une visite de celui ci. Il viendra la voir à Sagra, puis une deuxième fois puis y restera pour se marier avec elle, 40 ans après s'être quittés en Algérie. Mes yeux humides je fais une pause avant de lui accorder toute mon affection à cette histoire. Onze années de mariage avant que Jacqueline ne devienne veuve, seule à nouveau.
On appelle ma mère, le haut parleur résonne dans le patio, elle me confie devant Jacqueline qui écoute, être venue à Sagra il y a soixante ans, avec comme souvenir être venue avec ses parents, hébergés dans la maison de cousins. Un jardin, un lavoir à coté, un cinema en plein air, les murs à la chaux, le sol en terre battue, ce sont les seuls souvenirs de ma mère. 
Jacqueline me propose de repasser dans deux heures, je rejoins Juan dans un café près de la piscine municipale, ouverte seulement deux mois dans l'année. L'entretien d'une belle eau de baignade coûte cher ici. Les vieux, les jeunes cassent la croûte autour d'un vin très sucré. Il est onze heure ce n'est pourtant pas la pause déjeuner. Je lui demande ce que font les gens ici. Agriculteurs principalement. Orangers surtout, amandiers, nèfles...
Il me propose de faire un tour du village, il y a des maisons que rien ne laisse apparaître qu'ici il y avait un maréchal ferrand, que le local médical à remplacé l'école, que le menuisier n'est plus là, et que le boucher est désormais en face. Il me montre les maisons de "riches". Il les stigmatise sans aucune péjoration. Histoire de diviser la population de Sagra, me faire comprendre qu'il y a les familles d'agriculteurs et les "riches".
Comme avec Jacqueline je n'ai besoin de rien demander, il m'emmène au cimetière, première source d'information dans ma requête. On se promène parmi les orangers, j'en ramasse une. "Ne prends pas celle là, on ira en cueillir d'autres ailleurs." Il s'en empare et la jette. Un geste plein de générosité à mon égard. Je n'avais jamais vu d'orangers avant je n'avais jamais jeté une orange non plus. 
Je lui parle du lavoir, de la maison et du cinéma en plein air. Nous y allons, c'est à l'entrée du village. Il y a là effectivement un lavoir, une maison avec un jardin abandonné. Quant au cinéma en plein air il a été remplacé par un complexe immobilier bétonné  presque entièrement à vendre. 
Je demande si je peux parler aux propriétaires de la maison, il me décourage, "ils sont jeunes ils ne savent rien et s'en foutent". Je n'insiste pas pour l'instant. J'apprendrai plus tard par Jacqueline que beaucoup de Pieds Noirs sont revenus dans les villages à l'indépendance de l'Algérie pour se "placer" dans les héritages et que par conséquent la démarche même  en 2017 et après trois générations d'absence pouvait avoir quelque chose de suspicieux. J'abandonne de les rencontrer. De toute façon les noms qu'ils me citent ne sont pas en ligne directe sur l'arbre. 
Après deux oranges englouties, deux cent mètres pour le lécher les doigts, Juan me raccompagne chez Jacqueline. 
C'est d'une Djellaba qu'elle s'est accoutrée. Le feu d'artifice reprend de plus belle. Elle envoie Juan chercher quelqu'un dans le village pour me parler. On sonne à la porte, puis Juan arrive accompagné, sans égard, et en valencien, Jacqueline lui dit "mais non pas elle! Va chercher la vieille! La vieille! Pas elle!" Je décroche un sourire mais dans ma tête c'est du bonheur de vivre cette scène. Deux minutes plus tard, vêtue d'une robe de chambre bleue, bien croisée, presque habillée apparaît Rosita, plus vieille et plus courbée que la précédente qui devait être sa fille. Pourtant elle ne paraît pas avoir 91 ans la petite Rosita. Juan fera le truchement, je lis mon arbre, tente quelques questions mais rien ne sort. Je tente de lui parler de la branche, la seule qui n'a pas émigré en Algérie, restée à Sagra. Rien, Rosita fait des efforts, va chercher loin très loin et sort un surnom. "Pepina". J'ai presque envie de ne pas vérifier et de l'attribuer à celle qui a dû le porter toute sa vie, Maria Josefa Moll Ferrando née le mercredi 25 août 1875 à Sagra, mariée en 1891 à Salvador Carrio Ferragut est désormais inscrite sous le diminutif de "Pepina". De ce voyage à Sagra je n'ai presque rien trouvé, mon arbre généalogique trop bien imprimé restera simplement annoté de "Pepina". 
Je continue avec Rosita mais je sens que le temps m'est compté et que malgré son air vivace Rosita fatigue. Je termine sur la maison du lavoir, même réponse, non rien à tirer de ces jeunes. 
Rosita se retire presque révérencieuse, le spectacle pour moi est terminé. Bien sûr c'est maintenant que j'aurais mille questions à lui poser. C'est toujours comme ça. 
Je sens que de toutes façons j'ai moi aussi à quitter la scène. Nous nous faisons milles promesses d'entraide, et après tous les remerciements Juan et Jacqueline me permettent de partir.
A nouveau seul dans la rue, je vais payer mon café du matin, comme une journée qui se termine où elle a commencé. Le patron refuse mon euro, me voit avec une orange, et va m'en offrir deux autres. Avec mes trois oranges et mon arbre je reprends mon vehicule pour une visite des environs.
Sagra est situé dans une très large vallée, sur un des flancs des coteaux. Un mélange français d'Alpilles et de Luberon. 350 habitants l'hiver, autant l'été... Qui viendrait là l'été ? Un charme atypique, presque décevant, des rues étroites, sans vie. Seul le bar et le clocher résonnent à chacun ses heures. Seuls quelques véhicules traversent le village avec son unique feu tricolore. Et encore une expropriation est en cours pour faire une déviation... Je n'y vois qu'un phénomène de mode... Pas possible, pas à Sagra. Je passe dans le village voisin, Rafol de Almunia, je sonne au presbytère, le curé, un jeune mexicain, m'ouvre, les chaussures de sport à la main, et m'expédie sans bénédiction vers les archives paroissiales de Valence. Sans le savoir il donne toute une véritable valeur à mes seules rencontres à Sagra.

2 commentaires:

  1. J'ai beaucoup aimé votre texte. D'autant que je recherche moi aussi mes ancêtres MOLL à Sagra. Une branche a migré en Algérie; J'en suis issu. J'aimerai échanger avec vous. Merci

    marc BERARDI

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  2. N’hésitez pas à me contacter Js.moglia@gmail.com

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