mardi 25 juin 1996

Jubilee Drive


Ce dimanche là est très agité à l'Irish Center de liverpool. Rob se lève et vient nous parler. Il sait que nous sommes français. C'est pour cela qu'il vient. Il nous parle de la France, de Paris ; Où il n'est jamais allé... Il a un ami qui enseigne l'anglais là-bas nous dit-il. Quelques aller-retour en Irlande sont au palmarès de ses voyages. fièrement il nous cite aussi l'Ecosse et le Pays de Galles. Au fil de la discussion il avouera avec un sourire, que Pierre est allé plus souvent que lui en Irlande.
On a parlé de foot bien-sûr, et surtout de la finale de 1977 dont tous les liverpooliens se souviennent, qui opposait la ville à Saint-Etienne. Rob avait dix ans. Comme tous les gosses de Liverpool nous explique-t-il, il aurait eu du mal à ne pas grandir dans cette ambiance. Il n'a manqué aucun match à Anfield entre 1979 et 1981. Il nous confie cependant qu'il préfère la musique, mais ne joue d'aucun instrument...
Le frère de son arrière-arrière grand-père était champion de boxe poids-lourd. Fièrement il nous explique que le bras de cet aïeul est aujourd'hui gardé sous verre comme une relique au-dessus du zinc d'un pub d'Irlande.
Notre discussion dure des heures dans un brouhaha infernal pimenté de quelques montées sonores lorsqu'un but est marqué. L'Irish Center diffuse un match de Yearling à la télévision.
Lorsque je demande à Rob ce qu'il fait, il me regarde avec un sourire très évocateur, et avant qu'il me donne la réponse je comprends. Cela fait dix ans qu'il est au chômage, que de toutes façons, même s'il prenait un petit boulot, il ne gagnerait pas autant qu'actuellement. Il m'annonce qu'il risque cependant d'aller à Blackpool, il a trouvé un boulot de plongeur dans un restaurant.
Entre-temps, un gars qui jouait de la guitare en accompagnant des chanteurs de situation, arrive vers nous en nous disant que le seul drapeau qui vaut la peine d'être brandit c'est le drapeau rouge. II se rassoit, et avant même de commencer à jouer et chanter dit qu'il est irlandais bien-sûr, comme tous ici, mais qu'il est surtout socialiste et qu'il emmerde Tacher et Major. Il vient de Toxteh un sale quartier de Liverpool.
En trois heures, j'en ai appris plus sur Liverpool qu'en dix mois à vivre comme un simple étudiant étranger.
 Les habitants de liverpool sont issus d'au moins deux communautés différentes. D'un côté les Anglais, provenant pour la plupart de la classe bourgeoise, enrichie du commerce maritime. De l'autre côté il y à les anglais de souche irlandaise, classe beaucoup plus modeste, que l'activité du port de liverpool a fait émigrer d'Irlande. Deux communautés donc, avec un clivage religieux qui en découle nécessairement; Les catholiques et les protestants. Deux cathédrales se font face, séparées par Hope Street, la rue de l'espoir. Liverpool espère toujours... Voilà pourquoi à Liverpool il y a un accent, un accent très fort que mêmes les anglais ont parfois du mal a comprendre. Voilà pourquoi aussi deux équipes de football sont nées à Liverpool. Everton la catholique, et Liverpool Football Club la protestante. Mais cet antagonisme est aujourd'hui terminé. Rob trouve une raison à cela : le bleu d'Everton était trop royal...
Les scouses sont fiers d'être scouse, ici pour eux ce n'est pas l'Angleterre, c'est autre chose. Ils veulent nous faire comprendre que Liverpool est comme un îlot irlandais, incompris de l'Angleterre et des anglais, perdu dans les terres royales. Lorsque Pierre demande la date d'indépendance de l'Irlande, Rob hésite un peu, mais nous la donne sans erreur puisqu'elle confirme la date mise en doute.
Autour du guitariste les chanteurs, excités, un livre de chants irlandais à la main n'ont pas cessé de nous faire-part de leur présence.
"Green fields of France" est à l'honneur du répertoire, et Rob en profite pour nous rappeler que la France et le Royaume-Uni ont toujours été main dans la main, même pendant la Première Guerre Mondiale. Il reste fier en nous disant cela. Il a un sourire sur ses lèvres. Peut-être veut-il nous faire plaisir ? Il semble cependant sincère. Robert a trois frères et deux sœurs, il a fait de la prison, il est un produit local...

En arrivant ici au mois d'octobre ma première impression fut celle de Liverpool ville pauvre, des autochtones que je ne comprenais même pas, avec leur accent profond, assimilé à leur condition.
Aujourd'hui Liverpool n'a bien entendu pas changé, mais j'ai appris à la connaître, à l'apprécier. Elle ne peut avoir le charme arrogant de sa voisine Chester avec ses murs à colombage et torchis, son enceinte médiévale.
Liverpool c'est de la brique rouge caractéristique du nord de l'Angleterre, de la pierre pour le quartier victorien, et du béton pour l'Université. Hétérogénéité sociale, architecturale.
Liverpool a été partiellement détruite pendant la guerre. Les Docks faisant figure de base Sous-marine, ont été une proie stratégique pour les Allemands. Dans les années quatre-vingt "l'oubli tacherien" de la ville n'a pas arrangé la situation précaire due à la crise pétrolière. Par endroit Liverpool ressemble à une ville fantôme. En plein centre ville, plusieurs églises sont éventrées, des maisons aux portes et fenêtres murées afin d'éviter les squats.
En rentrant de l'Université, j'emprunte très souvent le même chemin. Je traverse un prés qui fait peut-être un hectare. Parfois sous mes pieds, des pavés, biens alignés comme si une rue avait existé. Un peu de terre et de l'herbe effacent le passé. J'aime bien emprunter ce passage, il m'éloigne du bruit des véhicules terrestre à moteur, en effet mon raccourci est bordé de bosquets épars formant une ceinture.
Prés des arbres, en bordure, des préservatifs témoignent d'une activité intense de prostitution. Les filles sont jeunes, très jeunes. Beaucoup n'ont pas mon âge... Comme tout ici, les prix défient toute concurrence. Non-maman je n'y suis pas allé ! L'impression que cela vous donne, c'est qu'il n'y a pas de honte à descendre dans la rue. Question de mœurs de culture, à Liverpool c'est surtout une question d'argent. Les filles à dix-sept ou dix-huit ans ont déjà la charge d'une poussette. L'âge du premier rapport sexuel est bas, très bas. Douze ou treize ans n'a rien d'étonnant. Mes statistiques sont de sources radiophoniques, un jour j'ai même entendu que cet âge était beaucoup plus bas ; mais là, j'ai éteint la radio, je n'ai pas voulu y croire.
Lorsque la langue commençait à avoir moins de secrets pour moi, j'ai appris à apprécier un liverpoolien, même rasé et tatoué. On a tous en tête les drames de la culture "footballistique"... C'était autour d'un billard anglais, le pool, que François et moi avons sympathisé avec un type. Il avait un accent atrocement local, les cheveux rasés, les oreilles décollées, et les bras tatoués. Il m'a dit que la lettre vaut l'équivalent de deux-cent francs. Il n'avait pu se faire écrire sur le bras que "L.F.C.", et sur l'autre "Floyd". Aujourd'hui il regrette tout ça. Comme beaucoup d'ailleurs, victimes d'être nés là... Un destin que beaucoup subissent, et dont l'idée d'aller au devant ne les attire même pas. Bouleverser sa condition à Liverpool parait difficile.
J'ai donc découvert à Liverpool des gens très agréables à côtoyer mais  susceptibles surtout avec des étrangers, plus en core des français, aggravé par la situation d'étudiant.